Texte N° 13 par Christophe Dolhent

Publié le 9 Août 2013

Seconde chance pour Haïti

Mes pieds foulent ce sable haïtien. Je regarde la mer bleue à perte de vue. Ce décor de carte postale est magnifique, c'est mon pays...

Une impression étrange et désagréable titille mon cœur et mon cerveau, un sentiment de déjà vu, d'avoir déjà enduré ce malheur...

Je me retourne, et...

Je reprends difficilement conscience. Mes paupières refusent obstinément de s'ouvrir. Je tente d'analyser la situation, malgré mon trouble. Une première certitude rebondit en écho dans mon esprit : je suis allongé sur le ventre. Je sens la texture du sol sur ma joue qui me fait instinctivement penser au sable des plages de mon enfance... Des souvenirs que je croyais enfouis à jamais remontent soudain à la surface.

Je suis de retour en 1993, lorsque je n'avais que de 8 ans. Je cours sur cette plage. Mon père est derrière moi. J'ai peur, alors je me retourne vers lui. Je veux l'attendre. Il me crie de courir, de m'enfuir, qu'il me rattrapera. Trois hommes sont à notre poursuite. Notre avance fond à vue d'œil, comme s'ils n'étaient pas ralentis par le sable, comme s'ils volaient au dessus du sol.

J'ai envie de dormir, de sombrer dans ce gouffre qui m'attire, vers le néant. Quelque chose en moi me l'interdit. Je dois me tenir éveillé. Je dois résister, comme si ma vie en dépendait. C'est certainement le cas...

Je me sens nauséeux. J'ai dû trop boire, une fois de plus. Est-ce un instant d'éveil entre deux comas éthyliques ? Et puis, je comprends qu'il y a autre chose, car il y a cette souffrance. Tout d'abord diffuse et se limitant à ma tête, elle contamine progressivement le reste de mon corps. Je veux hurler ma douleur, mais aucun son ne sort de ma bouche. J'ai tellement mal, au-delà de la limite du soutenable.

J'ai mal. Je sens mes muscles se tétaniser. Je dois pourtant obéir à mon père. Je dois penser à ma survie.

J'ai soif. Ma gorge est tellement sèche. Au prix d'un effort incommensurable, je passe ma langue sur mes lèvres. Elles ont un goût très légèrement piquant. Salé ? Je tente de comprendre, mais mes pensées se perdent entre passé et réalité.

En Haïti, le vent charrie le sel de la mer. C'est aussi la saveur des pleurs, synonyme de tristesse et de malheur. Ces deux souvenirs se disputent la solution de cette nouvelle énigme.

Est-ce les embruns maritimes que je sens à la commissure des lèvres ou le sel de mes larmes?

Mes yeux se remplissent de larmes. Elles coulent sur mes joues et y sèchent instantanément, cuites par le soleil de plomb, y laissant des traînées blanchâtres.

J'ai chaud. Peut-être suis-je en train de cuire au soleil, allongé sur le ventre, comme tous ces jeunes qui cuvent sur la plage le matin venu, lors du Springbreak à Cancùn. Peut-être est-ce juste ça. Sauf que mon soleil se trouve juste derrière moi à quelques mètres, si je me réfère à son intense brûlure sur mes jambes. Et elle est accompagnée d'une violente odeur d'essence...

Mon père m'envoie un dernier message : me diriger vers l'océan. Mon salut en dépend. C'est le seul chemin vers la vie. La mort nous talonne.

J'ouvre enfin les yeux. Ma vision est tout d'abord voilée. L'alcool ? Les larmes ? Je discerne tout de même une plage haïtienne devant moi. Le panorama semble figé, comme mort.

Il fait sombre. Pas de soleil dans le ciel, juste un croissant de lune. Des reflets orange et rouges projettent mon ombre sur un panneau publicitaire vantant les mérites d'une sucrerie à la noix de coco, sur fond d'un décor paradisiaque. Je ne suis donc pas revenu en Haïti.

La mémoire me revient enfin...

Alors, je cours aussi vite que je peux, comme si le diable était à mes trousses. C'est le cas. Il y a une détonation. Je me mets à hurler à pleins poumons...

Ce n'est que bien plus tard que j'ai su ce qui s'était passé : mon père, leader syndical, a été assassiné par le FRAPH, des paramilitaires à la solde de la CIA. Pendant cette période de terreur, bon nombre de Haïtiens affolés s'enfuirent à l'étranger. Ma mère et moi réussissons ainsi à quitter le pays à destination de la France.

Je lui dois plus qu'être vivant. Je lui dois la vérité sur mes origines. Ma pauvre mère ! Emportée, il y a deux ans, par cette saloperie de « crabe »...

Oui, mais voilà ! J'ai tout gâché. J'ai oublié ses enseignements. Je m'en suis moqué. J'ai brûlé la vie par les deux bouts. Je n'ai aucune situation enviable. J'ai un boulot peu glorifiant. Si je devais résumer mon existence, ce serait drogues, beuveries et filles faciles.

Ce soir, après une autre fête très arrosée et au mépris du danger, j'ai tout de même pris le volant. Je connais cette route par cœur, mais je n'avais pas prévu qu'un animal traverserait devant mes phares. Mes réflexes diminués par l'alcool n'ont pas pu empêcher l'accident. Comble de malchance et de bêtise, ma ceinture n'était pas bouclée et j'ai traversé le pare-brise.

Voilà comment j'ai atterri face contre le sol, devant ce panneau publicitaire, dernière chose que j'ai dû voir avant de sombrer dans l'inconscient. Mon cerveau a fait le reste, faisant ressurgir ces souvenirs du plus profond de mon être.

On dit que l'on revoit défiler son existence avant de mourir. Est-ce mon cas présentement ? Je me refuse à partir. Avant de retrouver mes parents dans les limbes, j'ai tellement de choses à faire en leur mémoire.

Maman n'avait de cesse de me parler de notre île. Elle aurait aimé y retourner avant de mourir. Malheureusement, la maladie l'a emportée avant. J'entends encore ses reproches.

« Tu ne feras jamais rien de bien. Nous nous sommes sacrifiés pour toi et voilà le résultat ! Ton père doit se retourner dans sa tombe et quand je ne serais plus là, je viendrais te tirer par les pieds dans ton sommeil. »

Je m'étais moqué d'elle, lui disant que je ne croyais pas à ces conneries de voodoo, qu'il n'y a rien après la mort, pas de paradis comme le pensent les chrétiens. Si l'enfer existe c'est ici, sur Terre. S'il y avait un Dieu, mon père serait encore en vie et elle ne serait pas bouffée par le cancer.

Une ombre passe devant mes yeux. Encore une hallucination ? L'alcool ou les séquelles de l'accident me font délirer ? Je plisse les yeux, ce qui déclenche une terrible migraine. Je la reconnais dans une robe blanche tombant sur ses pieds nus. Elle est belle et jeune comme dans mes souvenirs de petit garçon. Alors, je comprends : j'ai un devoir moral envers mes parents. Je dois racheter mes erreurs. Si je survis à cette nuit de cauchemar, je trouverai un moyen d'aider les haïtiens. Si je peux, je retournerai sur la plage de mon enfance. J'irai jeter une brassée d'orchidées dans ces eaux si bleues en mémoire de Papa.

Au loin, j'entends les sirènes des secours. Je vais vivre. C'est maintenant une certitude. J'aurai une seconde chance.

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Rédigé par tout zanmi Ayiti

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