Texte N°5 par Philippe LACAUSSE

Publié le 7 Mai 2013

Il est assis, là, sous un grand chapeau blanc, mais je ne peux pas me tromper. Il a vieilli, bien sûr, il a fortement maigri, mais son allure ne laisse planer aucun doute. Trois ans après le séisme meurtrier, il sirote un verre comme si de rien n’était. A priori, lui ne m’a pas remarqué, ou il n’a pas encore fait le rapprochement. Après tout, quinze ans se sont écoulés depuis notre dernière rencontre et j’ai forcément beaucoup changé, moi aussi.

Il s'appelle Maurice Babon. Haïtien de naissance, il a été pendant longtemps l'ennemi numéro 1 sur l'île. Il a trafiqué tout ce qui se cultive ou s'exploite, du cacao au café, du cuivre à l'or. Il s'est enrichi en profitant des largesses du pouvoir en place au début des années quatre-vingt-dix et a régné en maître sur tout ce que l'île a pu compter de voyous et de truands. Son seul code d’honneur : ne jamais porter atteinte physiquement aux personnes. Voler, magouiller, escroquer, oui mais tuer ou estropier : jamais!

Finalement, le seul qui a laissé une partie de lui-même dans cette histoire, c’est moi…

Je ne me suis pas présenté : je m’appelle Léon Bernard. J’ai été enquêteur à la Brigade Criminelle à Port au Prince pendant trente ans et j’ai pris ma retraite, il y a deux ans. La traque de Maurice Babon reste l’affaire qui m’a fait connaître du grand public, même si cela n’a pas toujours été à mon avantage. Dans un contexte politique et économique compliqué, les aventures de Babon faisaient le bonheur des gens du peuple dont il était issu. Ses aventures, à mi-chemin entre celles d’Arsène Lupin ou d’Albert Spaggiari en avaient fait un héros. La façon dont il ridiculisait les enquêteurs animait les conversations. Bref, j’avais le mauvais rôle. De surcroît, n’étant pas natif de l’île, mais français de souche né à Bayonne, ayant quitté le Pays Basque pour suivre à Haïti celle qui allait devenir mon épouse, je me faisais régulièrement ridiculiser, que ce soit par la presse ou par le caïd que je traquais sans cesse.

Durant plus de dix longues années, j’ai cherché à le faire tomber. Mais son intelligence et les protections dont il bénéficiait auprès des puissants le rendaient quasi intouchable. Malgré de gros moyens humains, il était impossible de le prendre en flagrant délit. Nous n’avions pas les moyens informatiques modernes pour tracer les mouvements financiers et démonter son système et les tontons macoutes de sinistre mémoire se chargeaient de faire taire les témoins par l’intimidation ou par des méthodes plus musclées, ce qui contrevenait à son fameux code d’honneur, mais il était impossible de savoir si le malfrat était au courant ou non. Bref, je tournais en rond et cela n’était pas sans conséquence sur ma vie privée. Mon épouse finit par me quitter, ne supportant plus ma mauvaise humeur et mes coups de sang. Je sombrais peu à peu dans la dépression et même la beauté de l’île et le soleil ne me redonnaient pas le moral.

Comme Al Capone face à Eliott Ness, c’est un détail qui allait finir par faire basculer l’affaire et sceller le sort du truand. Un petit voyou, originaire de Jacmel, arrêté en état d’ivresse au volant d’un véhicule bien trop luxueux pour son pauvre salaire d’ouvrier textile, décida de passer un marché avec nous : En échange de l’immunité et d’un programme de protection, il acceptait de nous donner l’adresse du principal local de stockage de Babon. Il avait en effet participé à de nombreux transferts de marchandises pour le compte de ce dernier (ce qui expliquait ses moyens financiers) mais il était décidé à se ranger et trouvait là un moyen de se refaire une virginité vis-à-vis des autorités.

Fort de ce renseignement, j’ai pu mettre en place la surveillance de ce local et finalement interpeller Babon. Grand seigneur, celui-ci me félicita et ne chercha jamais à savoir comment je l’avais trouvé. Par contre, il fut impossible de mettre la main sur l’argent qu’il avait amassé durant toutes ces années et qu’il devait bien conserver quelque part.

Il fut condamné en 2003 à trente ans de prison et incarcéré au pénitencier central de Port au Prince. Quant à moi, je continuais ma carrière sans jamais retrouver d’affaire me procurant autant d’adrénaline et de passion.

En 2010, il fit partie des trois mille prisonniers libérés de fait de leur prison après le séisme. Impossible, dans le chaos régnant à l’époque, de savoir s’il avait pu se faire la belle ou si son cadavre était prisonnier des ruines.

Je tiens ma réponse : il est là, bien vivant, profitant du soleil dans ce cadre paradisiaque, comme si rien ne s'était passé.

Je me sens mal tout à coup : dix ans de ma vie professionnelle sacrifiés, mon épouse perdue et ce voyou se la coule douce, en toute impunité. Je ne peux pas accepter cela et je décide donc de m'approcher.

- "Alors, Babon, on a changé de cellule ? Les dix mètres carrés du pénitencier ne te suffisaient plus ?

- Inspecteur Bernard, je savais que vous me reconnaîtriez et que vous ne pourriez pas vous empêcher de venir me voir. Pour tout vous dire, je l'espérais même. J'avais peur que vous ayez quitté le pays et que je ne retrouve jamais votre trace."

Sa voix est bizarre, rauque et je remarque ses traits tirés. Il parait très fatigué et a perdu de sa prestance qui en faisait un dandy à la grande époque. Il me fixe du regard et reprend :

- Je n’en ai plus que pour quelques mois, voire quelques semaines. Les médecins sont formels... Fichu cancer ! Moi qui n’ai jamais été malade de ma vie, me voilà condamné…. Et c’est pour cela que j’avais besoin de vous voir, Inspecteur.

- Tu ne crois pas que j’en ai suffisamment bavé ? Je suis retraité, seul, sans amis, et tu viens encore te payer ma tête ? Pourquoi, Babon ? Pourquoi moi ?

- Allons, Inspecteur, ne le prenez pas mal. En fait, j’ai un grand respect pour votre travail. Votre opiniâtreté durant toutes ces années m’a impressionné. Vous avez été un adversaire de grand talent. Plusieurs fois, vous êtes passé près de la solution, mais j’ai pu m’en tirer par miracle. Je sais tout ce que cela vous a coûté, et pourtant, vous n’avez jamais renoncé. Avant de mourir, il me reste une tâche à accomplir mais je n’aurai ni le temps, ni la force de le faire moi-même. Il n’y a que vous pour me remplacer dans cette opération…

- Moi ? Complice d’une crapule comme toi ? Crois-tu une seule seconde que je sois désespéré à ce point ?

- Laissez-moi terminer, Inspecteur ! Je sais l’attachement que vous portez à cette île et la souffrance que vous éprouvez à la voir ainsi défigurée depuis la catastrophe. Vous l’ignorez sans doute, mais le séisme m’a enlevé tous mes proches. Aucun d’entre eux n’a survécu…Je suis donc à la tête d’une fortune, et je n’ai personne à qui la léguer… Ironique, non ? Avoir travaillé pendant des années et se dire que cela ne servira à personne…

- Tu as une notion du travail très spéciale ! Tes actions ont coûté beaucoup d’argent et d’énergie à ce pays…

- Justement, Inspecteur. Il y a un temps pour le pardon et la rédemption. Je veux que vous acceptiez d’être mon légataire universel. A ma mort, vous hériterez de tous mes biens et je souhaiterais que vous consacriez cet argent à aider à la reconstruction et à la modernisation de cette île. Je lui dois bien ça !

- Tu n’as vraiment peur de rien. Et si je décidais de fuir avec cet argent, de le dilapider dans des lieux de perdition, pour vivre la vie que tu as vécue avant que je ne t’arrête….

- Vous ne le ferez pas pour deux raisons : D’abord, vous êtes d’une rare honnêteté : vous avez consacré votre vie à traquer les malfrats de mon espèce, vous n’allez pas changer maintenant. Ensuite, vous êtes tombé amoureux de ce pays et de ses habitants, même s’ils se sont parfois moqués de vous. Vous ne pouvez pas accepter tous ces malheurs qui se sont abattus sur nous depuis ces années.

- Pourquoi ne lègues tu pas cet argent à des associations ou à des organismes qui agissent pour le redressement de ce pays ?

- Je n’ai pas confiance, il y a tellement à faire que leurs priorités ne sont pas toujours très claires. Je veux que vos efforts aillent en priorité vers les enfants : orphelinats, écoles, hôpitaux pour enfants… Les gamins sont l’avenir de ce pays et sont les victimes innocentes de tous ces malheurs. Il faut leur donner les moyens de s’épanouir, de se former, de grandir dans l’amour et la fraternité. Ce n’est qu’à ce prix qu’ils pourront un jour aider notre nation à se développer et à amener plus de bonheur et de joie chez nos compatriotes. Ce pays est beau, regarde devant toi, il faut l’aider…

- Tu m’impressionnes, Babon. Qui aurait pu penser que l’homme sans foi ni loi que j’ai traqué si longtemps pouvait cacher un c?ur comme ça ? Je n’en reviens pas… La tâche me parait insurmontable, mais je ne vois pas comment je pourrais refuser, surtout si ce sont les enfants qui doivent bénéficier de cette aide.

- Je le savais. Je ne m’étais pas trompé sur votre compte. A ma mort, vous recevrez tous les éléments pour accéder à ma fortune et commencer à agir dans l’intérêt de tous. Nous ne nous reverrons pas, je le crains, mais je garderai de vous l’image de l’honnêteté et de la droiture."

Il me tendit sa main. Je la serrai et nos regards se croisèrent une dernière fois. Pas un mot, juste le respect mutuel dans les yeux de ces deux adversaires de longue date.

Il s’éloigna en direction d’une voiture qui l’attendait sur le parking de cette plage. Ce n’est qu’à ce moment-là que je remarquai le garde du corps qui l’aidait à monter dans le véhicule, fidèle parmi les fidèles….

Un mois plus tard, le cerbère frappa à ma porte. A son regard, je compris que la maladie avait gagné le combat contre Maurice Babon.

Il me remit une enveloppe à mon nom. Celle-ci contenait une clé de coffre-fort et un mot : " Inspecteur, voici la clé de l’espoir pour les enfants d’Ayiti, faites en bon usage."

Les larmes me montèrent aux yeux. Le plus dur commençait…

Rédigé par tout zanmi Ayiti

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article