Texte N°8 par Adeline DIAS

Publié le 10 Juin 2013

« L’autre monde »

Je sens sur ma peau les rayons du soleil et je ramène mes pieds vers moi, les enfouissant ensuite dans le sable chaud. Cela fait deux ans que je suis ici, à Haïti. Ce n’est pas ma terre natale, pourtant je m’y sens comme chez moi. Sans doute parce que j’ai enfin trouvé mon but, ce pourquoi je suis née, ma destinée. Il a fallu que j’aille bien loin de mes parents, de la maison où j’ai grandi mais je ne regrette pas. Je sais que je ne rentrerai pas en France. Même si parfois, le soleil ici brille trop fort pour mes yeux bleus, que ma peau n’a pas encore l’habitude de ses rayons malgré les mois qui défilent depuis que je suis là, je resterai ici, à Haïti.

Assis à côté de moi, il est là. Mon nouveau petit compagnon depuis quelques jours. Il est bien silencieux, mais je n’ai pas besoin qu’il me parle pour savoir ce dont il a besoin… Cet enfant, ce petit haïtien veut mon aide, et c’est pour ça que je suis encore sur cette île. Pour aider tous ceux qui sont comme lui, un peu perdus. Il regarde la mer fixement, et je détaille sa peau rendue grise par la différence entre notre monde et le sien. Ses yeux verts sont trop pâles pour être tout à fait normaux. Je ne suis pas effrayée par son apparence, j’ai l’habitude de voir ce genre de choses.

Doucement, je me lève et il tourne la tête vers moi. Je repousse mes cheveux roux en arrière, puis essuie ensuite mes jambes. Quand je me redresse, je sens une petite brise froide qui frôle mes doigts. Il vient de me prendre la main, il veut m’accompagner. Sans doute parce qu’il sait que je suis l’une des seules à pouvoir l’aider. Au final, nous ne sommes pas si nombreux à les voir. Ceux qui comme lui, ont la peau grise et les yeux ternes. C’est aussi pour ça que j’ai décidé de rester à Haïti. Je ne pouvais pas laisser derrière moi tous ces gens à l’air perdu. Je commence à marcher et il m’accompagne. Il ne veut pas me perdre et je le comprends.

Mes pieds foulent ce sable Haïtien, je regarde la mer bleue à perte de vue, ce décor de carte postale est magnifique, c’est mon pays… Une impression étrange et désagréable titille mon cœur et mon cerveau, un sentiment de déjà vu, d’avoir déjà enduré ce malheur… Je me retourne, … je sais que ce n’est plus moi qui voit. C’est lui. C’est ce qu’il me transmet, ce qu’il veut me dire. Sa petite main devient plus chaude à mesure qu’il serre mes doigts. Il s’appelait Abdias. J’entends une voix de femme qui l’appelle. Mais lui n’arrive pas à répondre : tout autour de nous, le chaos occupe l’espace, obnubilant totalement mon jeune compagnon. Finis la plage et la mer enjôleuses, il n’y a plus que la destruction et l’odeur de terre âcre qui se mélange à celle du sang. Tout est gris et rouge. La mort et la douleur me sont aussi perceptibles que la chaleur du soleil de mon monde. J’ai arrêté de marcher, le cœur douloureux de voir ce paradis dévasté.

Ma vision se trouble entre mon monde et celui d’Abdias. Une goutte de transpiration dévale mon dos et je ne sais dire si c’est la chaleur ou la peur qui me donne des sueurs froides. Je comprends la frayeur de mon petit compagnon et autour de nous, la voix de cette femme résonne, lui promettant qu’elle va venir le chercher… Seulement, elle n’est pas revenue, je le sais parce qu’il est là avec moi, et qu’il l’attend encore. Il me montre qu’il a fermé les yeux et puis plus rien à part le noir, le gris et le rouge.

Elle lui avait promis de venir le chercher, de le sortir des décombres de leur ancienne maison, et il l’avait cru. Abdias avait confiance en sa maman. Je ne pense pas qu’il se soit rendu compte qu’il n’est plus comme nous. Les enfants dans ce monde étrange et parallèle sont souvent les plus difficiles à en faire sortir : ils n’ont pas la même perception des événements. Je ne sais pas si sa mère aurait été capable de l’abandonner ou si elle a été une victime du cataclysme qui s’est abattu sur Haïti, mais elle n’est jamais venue retrouver son fils et c’est ce qui bloque Abdias chez nous.

D’une main douce, je viens lui caresser la tête tout en sachant que les gens qui nous observent, ou plutôt me regardent, vont me prendre pour une folle. Ils n’ont pas ce don assez rare qui permet de voir les deux mondes : celui d’Abdias et le nôtre. Moi je l’ai, et j’évolue entre les deux, entre le soleil brûlant, la plage paradisiaque et l’enfer de gris et de rouge de mon jeune ami. Pour eux, Abdias n’existe pas, sa présence se résume à peine à un petit frisson lorsqu’il passe près d’eux…

Il lève ses yeux vert pâle pour fixer mon visage et j’entends sa voix pour la première fois :

Maman…

Je n’ai pas d’enfant et ne suis pas certaine d’en avoir un jour, mais ce mot réveille quelque chose en moi. Je tombe à genoux dans le sable face à lui et le regarde dans les yeux.

Je ne suis pas ta maman Abdias, mais je vais t’aider à la retrouver….

Il hoche la tête et je sais que je viens de m’engager dans des recherches longues. Ce n’est pas la première fois que je fais ça et j’espère que j’aurai autant de chance avec lui qu’avec les autres. Les apaiser, leur permettre de quitter le chaos pour le repos, c’est la mission que j’ai acceptée en restant à Haïti. Ils sont nombreux, trop pour une seule vie, mais je tiendrai mon engagement. Retrouver la mère d’Abdias est mon nouveau but, qu’elle soit morte ou vivante.

Le petit vient se coller à moi et je frissonne. Il ne se rend pas compte qu’il n’est plus comme avant et que son contact peut être désagréable pour les autres mais je ne souhaite pas le repousser. Il a manqué de tant de tendresse… Je pose une main dans son dos et le berce un peu. Savoir qui il était, où il habitait, ce sont des choses que peu à peu il va oublier : dans le monde dans lequel il erre, on perd souvent la notion de qui on était. Et je dois agir avant qu’il ne sache plus qu’il attend sa maman…

Abdias, il faut que tu m’emmènes là où était ta maison.

De nouveau, ses yeux se fixent sur moi puis il prend ma main pour m’entrainer vers ma nouvelle quête : celle de son repos. Je sais que je n’aurai de cesse de l’accompagner jusqu’à la fin : la mienne ou la sienne.

Je m’appelle Gwenaëlle, j’ai vingt-sept ans et je suis médium à Haïti. Et à partir d’aujourd’hui, Abdias, décédé le 13 janvier 2010 en attendant sa maman, sera mon nouveau compagnon.

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Rédigé par tout zanmi Ayiti

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