Texte N°1 par Philippe PETIT

Publié le 4 Avril 2013

Mes pieds foulent ce sable Haïtien, je regarde la mer bleue à perte de vue, ce décor de carte postale est magnifique, c'est mon pays...

Une impression étrange et désagréable titille mon cœur et mon cerveau, un sentiment de déjà vu, d'avoir déjà enduré ce malheur...

Je me retourne, et je la vois qui danse sur le sable à quelques pas de nous.

Elle explose de joie à chaque découverte : vagues qui roulent à ses pieds, crabe qui court de côté, grand oiseau blanc qui se pose. Et les canots au large, avec leurs voiles sombres et usées. Puis, plus loin, sur la plage les gamins dépenaillés engagés dans une folle partie de ballon.

Elle rit, Anna, remplie d'un bonheur sans limites.

Elle aime le soleil sur sa peau nue. Noire intense, presque bleu-marine. Sable collé et traces de sel. Gouttes brillantes dans la lumière de midi, qui dégoulinent le long de son dos.

Ses cheveux sont lâchés, détressés, trempés d'eau de mer depuis longtemps. Tu lui avais pourtant bien dit de ne pas se mouiller la tête, patiemment coiffée ce matin, de ne pas s'éloigner du bord, de faire très attention à tout.

La mer est un danger, tout le monde le sait, ici.

Anna avait très peur de l'eau, tout à l'heure. C'est la première fois qu'elle voit la mer. La première fois qu'elle découvre cette étendue d'eau turquoise, mouvante et salée.

La première fois qu'elle ressent comme une ivresse, un vertige, en voyant l'écume des vagues toucher ses pieds, les engloutir, puis refluer. Comme un sol qui bouge.

Anna est née à Port au Prince, il y a quatre ans.

Sa mère l'avait amenée chez grande Carole, sa grand-mère, pour les fêtes, quand cela s'est passé.

Depuis, elle est restée là-haut, dans un village perdu des mornes.

Elle va parfois à l'école et à l'église. Ses seuls voyages.

Tu m'as dit : "ce serait bien de l'emmener à la plage, pour la nouvelle année."

Anna se jette maintenant dans les vagues, toute frayeur oubliée. Elle ne connaît pas encore la légende de la déesse qui attire les humains vers les fonds. Innocente et joyeuse, elle tousse, rit, crie, grimace au goût salé dans sa bouche.

Court vers le rivage, saute sur les franges d'écume, bat des bras. Disparaît un instant bousculée par une vague. Et se relève saoulée par le ressac.

Elle se tourne vers toi, et t'observe parfois, en douce, inquiète à cause de ses cheveux mouillés.

Les autres baigneurs s'amusent de son bonheur et la suivent du regard, souriants.

Toi, un peu plus loin, tu pleures en silence, assise à l'ombre d'une tonnelle bancale. La petite robe blanche d'Anna pliée sur tes genoux. Tu songes au temps qui passe, au temps passé. Un filet de sable sec s'écoule de ta main fermée.

Tu penses à Line, et aussi à Mamoune, la mère d'Anna. Tes deux soeurs.

Tu penses à leur bonheur de vivre.

Anna était venue, inattendue, longtemps après un de ces soirs de trop de bonheur. Seule Mamoune aurait pu dire le nom du père... Peut être. Elle avait couru et dansé dans les rues de Jacmel, les nuits de carnaval. Bu et ri.

Brassé pendant des heures, frotté son corps dans les foules enfiévrées, derrière les bandes à pied. Chantant le refrain de l'année. Secouée, hilare, au rythme des tambours. Tu ne l'avais pas vue de la nuit.

Tu penses à elles, et tous ces carnavals sans elles.

Vous aviez fait cette fête chez toi, ensemble, les trois soeurs, pour la nouvelle année. Tu avais préparé les gâteaux, la liqueur et la crémasse que vous aviez partagée. Elles avaient aimé ta soupe au giraumon, au premier de l'an 2010. Les vœux avaient été tendres et doux.

Elles étaient reparties début janvier à Port au Prince, vers leur travail dans un hôtel du Champs de Mars.

Line y faisait le ménage, Mamoune était à la réception.

Tu vois à peine Anna qui revient vers toi, marchant sur le sable lentement, un peu craintive pour ses cheveux détressés.

Tu pleures et tu maudis encore la terre qui avait trop bougé. Tu n'as jamais compris pourquoi elles ont disparu en quelques secondes, dans un grand nuage de poussière et un grondement sinistre. Sous les décombres de cet hôtel trop mal construit, trop haut et trop fragile.

Un jour, quelqu'un a répondu quand, une fois de plus, tu avais appelé Mamoune sur son téléphone depuis longtemps muet.

Il avait évacué les ruines de l'hôtel, avait retrouvé et rechargé l'appareil abandonné, intact.

Mais il n'avait vu aucune trace de qui que ce soit restant dans les monceaux de gravats et sous les dalles empilées...

Tu serres Anna dans tes bras, longtemps. Elle ne sait pas pourquoi tu pleures.

Tu n'as rien dit pour ses cheveux mouillés.

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Rédigé par tout zanmi Ayiti

Publié dans #haïti, #projet, #humanitaire, #15812, #texte, #auteur, #philippe, #PETIT

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D
Voici le commentaire de Dany Laferrière qui a aimablement répondu à notre mail du Texte N°1<br /> <br /> &quot;Chers amis,<br /> <br /> Je suis toujours à Zurich.<br /> <br /> C'est un texte très émouvant.<br /> Chère petite Anna.<br /> <br /> Surtout le téléphone qui répond à la fin<br /> comme un dernier signe de vie.<br /> Un signe d'Anna.<br /> <br /> affection<br /> dany
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P
Merci, Dany.<br /> Je suis très fier de ce commentaire<br /> Philippe
T
Notre premier texte de ce fabuleux projet, d'autres arrivent tout aussi poignants et magnifiques...<br /> A suivre, et venez nous rejoindre...
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M
Joli...<br /> Merci.
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